Cet ouvrage du sociologue des conflits Ralph Dahrendorf n’a pas encore été traduit en français. Il s’inscrit dans ce qu’Auguste
Comte appelait la sociologie dynamique. Il entend rendre compte de l’évolution sociale et du changement social, l’objectif étant d’en définir les dynamiques. La théorie du conflit qui est
développé s’oppose à une conception fonctionnaliste de la société et s’inscrit dans une démarche agonistique de la société et de son changement.
Pour ce faire, l’auteur découpe le livre en deux parties,
la première sur la notion de classe de Marx et ses critiques, la seconde étant à proprement parler une théorie du conflit en tant que moteur dynamique de l’évolution des sociétés. Il convient de
noter que la seconde partie apporte les éléments les plus novateurs de l’ouvrage, rendant une traduction de celui-ci en français intéressante alors que la première est un commentaire plutôt banal
sur la théorie des classes établie par Marx. Nous allons rendre compte des thèses présentées dans cet ouvrage afin d’en entreprendre la critique.
Théorie de classes
Le point de départ de Dahrendorf dans l’élaboration d’une
théorie de classe est celle énoncée par Marx. A partir de la lecture qu’il en fait, il tentera d’élaborer une critique en intégrant l’apport des épigones qui permettra de mieux rendre compte de
la composition des classes.
Il utilise la définition fragmentaire donnée par Marx dans le cinquante deuxième chapitre
du troisième volume du Capital. Celui-ci étant inachevé, Dahrendorf complète les lacunes pour arriver à une énonciation de la théorie de classes. On peut s’interroger sur l’utilisation d’ un
morceau tardif et fragmentaire de l’œuvre de Marx comme meilleur moyen de rendre compte de sa vision des classes.
La lutte des classes est censée être le moteur de
l’Histoire.
Il y distingue deux classes principales au cœur de l’évolution historique : le prolétariat et la bourgeoisie. Celles-ci sont définies par leur position dans les rapports de production. La
bourgeoisie, en tant que classe, est définie par la propriété et la domination exercée par celle-ci sur les travailleurs salariés. Le revenu en tant que critère n’est pas pertinent dans la
théorie des classes de Marx. Les classes se définissent de deux façons. La première est l’agrégation d’individus ayant les mêmes intérêts économiques : c’est la classe en soi. La seconde
définition est caractérisée par le moment où les membres de cette classe prennent conscience de leurs intérêts et s’organisent de façon à lutter pour ceux-ci : c’est la classe pour
soi.
Une classe n’émerge sur la scène de l’Histoire que lorsqu’elle se constitue en classe politiquement. Pour Marx, selon Dahrendorf, cette typologie binaire de classe n’a pas vocation à être une
description globale de la société. En effet, dans une description statique de celle-ci, comme celle effectuée dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon
Bonaparte, il y davantage de classes : la paysannerie, la petite bourgeoisie, le lumpen prolétariat… L’objectif n’est pas de faire une description statique de la société, mais bien de
déterminer les mécanismes d’évolution de celle-ci. Dès lors, les seules classes dont l’action historique est un facteur d’évolution sont le prolétariat et la bourgeoisie. Les changements
structurels s’effectuent par le biais de la lutte entre ces deux classes.
A ce moment de son résumé de la théorie des
classes, Dahrendorf s’attarde sur la définition de l’appartenance à la classe bourgeoise.
En effet, selon sa lecture, il n’y a capitalisme que si le propriétaire des moyens de production contrôle directement les outils de production. A partir de cette définition, plutôt limitée, du
mode de production capitaliste, il reprend la description faite par Marx de la société par action. Selon sa citation du troisième volume du Capital, la société par action est «la production
sociale sous le contrôle de la production privée »,
elle est «une étape nécessaire dans le processus de la
reconversion du capital en propriété des producteurs, ce n’est plus la propriété privée des producteurs indépendants mais leur propriété associée, leur propriété sociale
immédiate ».
Bien évidemment, la multinationale cotée en bourse n’a pas été l’abolition de la propriété privée. Pour Dahrendorf, cette définition trop limitée de
ce qui détermine l’appartenance à une classe, la propriété, constitue une faiblesse dans l’analyse de Marx dont les prédictions ne peuvent se réaliser. En effet, dans les trusts et les sociétés
par action, il y a dissociation entre propriété des moyens de productions et contrôle de ceux-ci, qui est effectué par un nouveau groupe social, celui des managers.
A partir de ce raisonnement, l’auteur en déduit que ce
qui oppose les classes est le rapport d’autorité, autrement dit, de contrôle des moyens de production. Les conflits se développent relativement à cette cette question, c’est-à-dire de la détention de l’autorité au sein de la société. Ce postulat constitue le point de départ de la théorie des conflits développée tout au long de l’ouvrage.
Avant d’examiner celle-ci plus en avant, il convient de revenir sur l’analyse relative aux théories de Marx. Si l’analyse et la réfutation de Marx s’en suivant ont le mérite d’amener
convenablement la théorie des conflits de Dahrendorf, celle-ci présente quelques faiblesses au niveau méthodologique. La première est que l’ouvrage le plus fréquemment cité est le volume III du
Capital. Celui-ci est incomplet, ce qui en fait une mauvaise source pour l’établissement d’une théorie de classe alors que dans la prolifique œuvre de Marx, les références possibles ne manquent
pas. De même, la réécriture du chapitre cinquante deux
en un mélange de phrases ajoutées par Dahrendorf et de fragments du Capital, constitue des bases peu solides pour l’énonciation du modèle de classe
élaboré par Marx.
La deuxième objection que l’on peut faire au raisonnement
de Dahrendorf est sa définition de la classe bourgeoise. Pour lui, celle-ci se définit comme le groupe social qui contrôle et possède les moyens de production. Cette définition passe à l’as tout
un pan du système de Marx. En effet, dans les autres ouvrages de Marx, ce qui caractérise les rapports de production, donc les positions au sein de ceux-ci, c’est la plus-value. Celle-ci étant
extraite de la classe dominée (prolétariat), par la classe dominante détentrice des moyens de production. Ce schéma n’est d’ailleurs pas limité à l’économie capitaliste, il est présent dans les
autres modes de production (féodalisme, esclavagisme…). L’oubli de la notion de plus-value et la simplification effectuée par Dahrendorf permet une critique rapide de Marx ainsi que l’élaboration
d’un nouveau modèle de relations de classes. Malheureusement, cette critique n’est pas étayée et adopte une approche réductionniste de la théorie des classes de Marx. La partie qui porte sur la
théorie des classes de Marx ainsi que sa critique, bien que contenant des éléments novateurs n’est pas la plus intéressante car elle manque de rigueur méthodologique. En revanche, l’intérêt de la
partie sur le conflit est bien plus grand : il fournit un modèle d’appréhension du conflit très intéressant.
Théorie du conflit
La théorie du conflit social de Dahrendorf part du
principe que les conflits sont créés par une divergence d’intérêt, et sont à étudier sous l’angle domination/soumission. La répartition de l’autorité (probabilité qu’un ordre avec un contenu
spécifique soit obéi par un groupe spécifique de personnes)
est donc la cause et l’objet du conflit social. Les conflits sont le moteur du changement social. Cette vision est en contradiction avec la notion de société intégrée développée par Talcott
Parsons.
Cette théorie du conflit comme facteur du changement social part de quatre postulats :
- Toute société est en permanence sujette au changement, le changement est omniprésent au sein de celle-ci.
- Chaque société est sujette aux conflits en permanence. Le conflit social est omniprésent.
- Chaque élément d’une société est partie prenante dans le processus de changement.
- Chaque société est basée sur la coercition de certains de ses membres sur d’autres.
par Matthijs